Alfred de Grazia - l'entrée dans l'anti-establishment
Kalos et l'Université du Nouveau Monde
Vers la fin des années soixante, l'Amérique et le monde occidental accouchaient d'une société et d'une culture sinon nouvelle, à tout le moins convulsée par des transformations profondes, qu'Alfred avait toujours pressenties, et que les dynamiques du conformisme à l'oeuvre cherchaient soit à réprimer, soit à coopter. Il pensait que le libertarianisme américain, basé sur l'individualisme et un activisme social "grassroots" - local, "au ras des pâquerettes" - qu'il avait toujours préconisé, et qui lui avait aliéné autant le capitalisme laissez-faire que le libéralisme interventionniste, offrait des solutions pour cette société nouvelle.
Des solutions qu'il systématisa en un ouvrage et plusieurs manifestes qu'il appela Kalos: What Is To Be Done With Our World, un traité pour les années utopiques qui s'annonçaient, guidé par une rationalité platonicienne et aristotélicienne selon les valeurs du Vrai, du Juste et du Bon/Beau ("Kalos," en grec), et revenant aux idées pré-Guerre Froide de Giuseppe Borgese. II était basé, entre autres, sur l'idée d'un revenu minimum universel.
Sans quitter son poste à New York University, et tout en continuant ses activités, il fonda en 1970 une université expérimentale sur les principes de Kalos, en Suisse, à Sion, dans le Valais, l'Université du Nouveau Monde, University of the New World. L'expérience, prometteuse, qui avait draîné les enthousiasmes, fut un échec cuisant et l'université dut fermer au bout de deux ans, principalement pour deux raisons:
* l'opposition de puissants investisseurs belges qui avaient évacué en Suisse leurs fortunes accumulées au Congo et qui s'étaient implantés dans la région de Sion pour y financer un développement immobilier et touristique haut de gamme. Après s'être réjouis à l'idée de l'établissement d'une nouvelle université américaine, qui allait dans le sens de leurs intérêts, ils s'offusquèrent de l'arrivée de ces hippies et de ces Noirs, et de l'enseignement de principes révolutionnaires, auxquels ils ne s'attendaient pas. Ils déchaînèrent une campagne de calomnies dans une petite partie de la presse suisse, qui à l'origine s'était montrée très favorable.
* Cependant, le coup de grâce fut administré au projet par un événement extérieur, sans rapport avec la raison précédente: l'abandon des accords monétaires de Bretton Woods en 1971, qui causa une pression d'achat si forte sur le Franc Suisse comme valeur refuge que la Suisse réévalua drastiquement sa monnaie, réduisant en une nuit, et au pire moment, la valeur d'échange des fonds en dollars à la disposition de l'institution naissante.
(Je suis allée à Sion en 2017, j'y ai interrogé des habitants, ainsi, les bibliothécaires de la bibliothèque municipale et les archivistes de la mairie, mais aussi des citoyens valaisans dans les bars et les restaurants, des gens qui avaient été adolescents à l'époque, et j'ai découvert que l'on gardait, près de cinquante ans plus tard, un souvenir encore très positif de ces deux courtes années d'existence de l'Université du Nouveau Monde, fort différent de celui qu'en avait laissé la presse à la botte des investisseurs.)
Ayant laissé sa chemise dans cette expérience, Alfred utilisa ses émoluments de consultant pour le Département de la Défense, et les contacts de Nina Mavridis, pour s'acheter un terrain sans accès routier, sans eau, ni électricité, ni téléphone, sur le promontoire désert de Stelida, sur l'île de Naxos, dans les Cyclades, et y construire une petite cabane de pierre de 50 m2 où, quoi qu'il arrive, il était assuré de pouvoir vivre en sage, à la Thoreau, au sein d'une nature magnifique. Après leur divorce, Nina épousa un ami d'Alfred (et de Hans Wallenberg), Peter Bockelmann, le directeur de la radio RIAS de Berlin et, loin de mettre entre eux des distances, ils acquirent dans l'île un "pyrgos," une tour vénitienne ruinée, qu'ils restaurèrent.
Dans les années qui suivirent, Alfred continua ses activités à New York University et ailleurs, et publia, entre autres, Eight Bads, Eight Goods: the American Contradictions.
une vie de plus
A partir de 1977, il passa plusieurs mois par an dans sa cabane de Stelida, pour y écrire en paix. C'est là que le rencontrai, en octobre 1977. Je le rejoignis à New York trois mois plus tard et nous ne nous quittèrent pratiquement plus pendant 37 ans.
Lorsque j'arrivai à New York, il venait de fonder un petit musée d'avant-garde à Manhattan, le premier musée au monde de sculptures de laser, c'est-à-dire, d'images tridimensionelles stochastiques et évolutives formées par des rayons laser, avec l'aide du National Endowment for the Arts, dont il était un consultant, et pour lequel il était en train d'écrire un ouvrage sur 1001 Questions on Cultural Policy, une réflexion sur la politique culturelle des Etats-Unis.
l'affaire Velikovsky
En 1962, à l’âge de 43, Alfred s'était lié d'une forte amitié avec son voisin de Princeton, Immanuel Velikovsky, né en 1895, un psychanalyste russe et juif, dont le père avait été un pionier influent du sionisme en Israel dès la Première Guerre Mondiale. Immanuel Velikovsky avait quitté la Russie avant la Révolution pour étudier à Edinburgh et à Montpellier, il avait vécu à Berlin et en Israël, avant d'émigrer aux Etats-Unis au début de la Seconde Guerre Mondiale.
Velikovsky avait été propulsé vers une célébrité soudaine et sulfureuse en 1950, quand il avait publié un livre intitutlé Worlds in Collision Mondes en Collision, qui émettait l'hypothèse que des catastrophes d'origine cosmique et d'étendue planétaire s'étaient produites aux époques proto-historiques, causant des dérangements électro-magnétiques à grande échelle qui pouvaient expliquer nombre de mythes et de croyances des religions anciennes, y compris des épisodes de l'Ancien Testament, qu'il proposait d'interpréter comme des élaborations culturelles d'événements réels (rejoignant la théorie freudienne des rêves). Le livre causa le plus grand scandale dans le monde de l'édition de l'après-guerre aux Etats-Unis, lorsque son éditeur McMillan fut forcé de le retirer de la vente, alors qu'il était déjà un best-seller, sous la pression de nombre d'universitaires qui menacèrent de boycotter la maison, sous prétexte que le livre était anti-scientifique. Alfred consacra à cette affaire et à ses répercussions un numéro de son magazine The American Behavioral Scientist en 1962. Sa propre contribution à ce numéro fut un article "sur le système de réception scientifique." Il s'attacha non seulement à l'"Affaire Velikovsky" et à son fascinant protagoniste, mais aussi, dans les années qui suivirent, et particulièrement à partir de 1977, à ses hypothèses, qui remettaient en question nombre de dogmes intouchables dans les domaines les plus variés des connaissances de l'époque.
Il développa son propre concept ambitieux de "quantavolution," une théorie d'événements soudains, rapides, de grande diffusion, provoquant des changements irréversibles, du cosmos à la géologie à la nature humaine à l'histoire ancienne, diamétralement opposé au paradigme des changements lents et graduels. Il se rangea ainsi carrément dans la catégorie des "mavericks" (à l'origine: les veaux non marqués au fer) vers laquelle au fond il tendait depuis toujours. Il publia une dizaine d'ouvrages hautement spéculatifs sur ce sujet entre 1981 et 1984, en publication pas tout à fait privée car il se servit de sa propre petite maison d'édition, Metron Publications, enregistrée dans le New Jersey, qui lui avait servi à publier The American Behavioral Scientist.
De gigantesques progrès se sont accomplis depuis dans les connaissances scientifiques, révélant une tendance générale vers la remise en question du paradigme original, et nombres des dogmes originaux, attaqués par Velikovsky ainsi que par Alfred, sont tombés plus ou moins silencieusement. Les travaux d'Alfred dans sa Quantavolution Series valent surtout par l'impitoyable catalogue des contradictions et les absurdités qu'il avait recensées dans le modèle qui était alors sacro-saint. Le premier livre, Chaos and Creation, fut pubié en 1981, le dernier, Cosmic Heretics, sur ses rapports avec Velikovsky et ses supporters, en 1984. Velikovsky, que j'ai bien connu, était mort en 1979.
Bhopal
Ayant publié le volume dix, il se rasa la barbe et se lança dans l'examen, à chaud, d'une catastrophe bien immédiate et réelle qui venait de se produire en Inde, celle de l'usine Union Carbide (une compagnie américaine) à Bhopal en décembre 1984. Nous nous rendîmes aussitôt sur place pour investiguer en compagnie de notre ami, un ancien étudiant d'Alfred, Rashmi Mayur, qui était devenu le pionnier de l'environnementalisme en Inde, infatigable agitateur sillonant la planète pour les causes écologiques, et de sa soeur Khumud Ini, une microbiologiste. (Rashmi serait une vice-président de la Conférence de Rio sur l'Environnement en 1994).
Alfred écrivit le premier livre sur la catastrophe, A Cloud over Bhopal: causes, consequences and constructive solutions, que nous publiâmes en avril 1985 à Bombay. Ce fut le premier livre publié sur cette tragédie et il demeure l'ouvrage de référence. On en fit même un film en Inde - à notre insu. New York University et les autres presses universitaires américaines refusèrent d'y toucher, de peur de se mettre à dos la puissante industrie chimique des Etats-Unis.
Dans les années suivantes, Alfred entreprit d'écrire des livres autobiographiques, plus une aventure rocambolesque d'espionage entre la Suisse et l'Union Soviétique à laquelle nous fûmes mêlés par un un de nos amis suisses, Chris Marx, qui amena la première rupture de relations diplomatique de l'histoire entre les deux pays. Il relata l'aventure dans un livre The Venus Spy-Trap. C'était les années 1980. Nous vivions alors une partie de l'année à Saignon, dans le Vaucluse, car nous avions embrassé à plein la révolution numérique et nous ne pouvions nous servir de nos ordinateurs sur le promontoire à Naxos, toujours dépourvu d'électricité...
Dans les années qui suivirent, il travailla avec Earl Milton, un astronome canadien iconoclaste, membre de la Société Royale d'Astronomie, qui nous rejoignit à Princeton et à Saignon, à une ambitieuse encyclopédie de Quantavolution. C'était entre 1986 et 1990.
Alfred se colleta aussi avec un autre projet-mammouth, une histoire révisée des Etats-Unis, en trois volume et 1600 pages, son propre effort pour confronter l'histoire de son pays; tout en continuant d'écrire des poèmes - nous publiâmes "Twentieth Century Fire-Sale" en 1996 - ainsi qu'une serie de courtes pièces de théatre. Notre amie Licia Filingeri, psychanalyste et artiste italienne du mouvement de l'Arte Povera, illustra le manifeste de "Kalos" d'Alfred, "Quarante Stases et Thèses - Que Faire de Notre Monde?"
En 1992, l'artiste italienne Licia Filingeri, membre du mouvement Arte Povera, créa 40 peintures sur les "40 problèmes du monde moderne et leurs solutions" énumérés dans Kalos.
le projet grazian-archive
En 1996, à 77 ans, retournant à son passé de pionnier de l'informatique, il entreprit un autre grand projet: pendant plusieurs décennies, il avait rêvé de créer un service, peut-être sous forme d'assurance, qui permettrait de recueillir la totalité des archives de personnes intellectuellement productives, sous une forme aisément reproductible et bien indexée, et universellement accessible. Il songeait, au début, à des micro-films.
La technologie avait rattrappé son projet, et le rendait soudain éminemment faisable, grâce à la numérisation et à Internet: des "archives vivantes," - "living archives" - pouvaient être créées, accessibles à tous. Avec le soutien de la Mainwaring Archive Foundation, il entreprit de créer la première "archive totale vivante" sur internet: la sienne. Avec l'aide de Syamala Jonnalagada et de son mari à Princeton, et de Christoph Meyer, un webmaster allemand, à Naxos.
Le site débuta en fanfare pour la Saint-Valentin 1997, avec le début de la publication des Letters of Love and War, sa correspondence de deux mille lettres des années de guerre avec Jill, qui était décédée quelques mois plus tôt.
Cette entreprise, utilisant des moyens technologiques qui allaient s'améliorant (c'est-à-dire, fort frustrante au début...) occupa une partie importante des quelque deux décennies qui restaient devant lui.
Bergame
Après les attentats du Onze Septembre, alors que nous nous trouvions à Naxos, il mit en ligne, dès le lendemain, un "Appel du Douze Septembre," appelant à la modération et à un leadership américain pour la paix et la justice. Il collabora avec Rashmi Mayur à des projets de réforme pour les Nations Unies.
En 2002, à l’âge de 83 ans, avec l'aide de la Fondation Mainwaring, il retrouva un encadrement universitaire pour ses projets, grâce à l'hospitalité de l'université de Bergame et de son merveilleux recteur Alberto Castoldi et du mathématicien Emilio Spedicato. Il est presque impossible de faire la liste des projets et activités, visites et explorations qu'il entreprit alors.
Il s'insurgea contre la guerre d'Iraq et fit jouer une petite farce à Bergame sur l'arrestation de Saddam Hussein. Deux de ses petites pièces de théâtre furent tournées en films, en langue italienne, La Rocca di Sisifo (Le Rocher de Sysiphe) et Il Gene della Speranza (Le Gène de l'Espérance), par la jeune Pilar Latini,.et par Kinokitchen.
Hélas, ceux qui furent ses collaborateurs, bien plus jeunes que lui, disparaissaient: ainsi, Earl Milton, à 64 ans, en 1999; Rashmi Mayur, au même âge, d'un AVC qui le frappa en pleine conférence sur l'Environnement à Johannesbourg, en 2003.
Nous organisâmes des conférences de Quantavolution, et sur le "Projet d'Archives Vivantes" à Bergame et ailleurs, entre 2003 et 2012. Il continua d'écrire des livres et articles, dont un ultime volume de Q Series: L'Age de Fer de Mars: Spéculations en Quantavolution.
En 2006 et 2007, jamais à court de projets expérimentaux, nous nous rendîmes en Ukraine pour des injections de cellules-souches à l'Institut de Cryo-Biologie de Kharkov. Pour sûr, elles ne lui firent pas de mal. Sa santé pendant les sept années qui suivirent, demeura fort bonne. Ses facultés mentales bien sûr se ralentirent à l'approche de ses quatre-vingt dix ans, mais il demeura toujours lucide, et pendant au moins quelques heures par jour, plein d'enthousiasme, et entreprenant comme il avait toujours été. Il fit une mauvaise chute en 2012, se cassa l'épaule, mais guérit avec une facilité surprenante, en désobéissant aux médecins.
Jusqu'à son dernier jour, il prit lui-même sa douche, se rasa et fit sa toilette, sans aucune aide. Il commença de porter des couche-culottes - préventivement, avant de prendre l'avion - lors d'un dernier voyage en Sicile, en 2012, alors qu'il avait 93 ans. Nous avions acquis un maison dans la Sarthe en 2007, car il ne pouvait se passer de la France. Mais toujours, son désir le ramenait vers Naxos...
En 2013, alors qu'Alfred avait 93 ans, nous entreprîmes notre premier voyage en Russie, longtemps retardé, pour y rencontrer nos amis scientifiques russes, mathématiciens et physiciens éminents, membres du mouvement pacifiste Pugwash, ainsi qu'un étonnant météorologue...
Le 15 février 2014, Alfred fut fait Chevalier de la Légion d’Honneur, accueilli dans l'ordre par notre ami Philippe Richer, ancien ambassadeur de France et conseiller d’Etat, que j'avais rencontré quelques années plus tôt dans un avion. Alfred mourut cinq mois plus tard, soudainement, rapidement, sans maladie annonciatrice, le 13 juillet 2014, après avoir décidé que nous devrions retourner à Naxos avant le 8 août, peut-être en passant par Moscou, pour y revoir nos amis... Et peut-être, auparavant, acheter un chien... Il avait scotché une image de chien sur le réfrigérateur, pour me le rappeler...