Alfred de Grazia - le politologue

Le dictateur n'existe que parce que l'état bureaucratique a besoin d'un visage.

^{Alfred de Grazia}

Alfred commença sa carrière universitaire en enseignant le gouvernement des Etats-Unis à l'Université de l'Indiana, à South Bend, tout en travaillant à sa thèse de doctorat en science politique sous son mentor et ami Harold D. Lasswell. Il obtint le doctorat en 1948, Phi Beta Kappa, c’est-à-dire, avec une invitation à joindre la société honorifique de ce nom, cerise sur le gâteau pour les meilleures thèses de doctorat en sciences sociales aux Etats-Unis.

Plus prestigieux encore est d'avoir sa thèse publiée par un grand éditeur commercial, et celle d'Alfred, intitulée Public and Republic, le fut par la maison la plus respectée de toutes, Alfred A. Knopf, à New York. Il était difficile de débuter une carrière sous de meilleurs auspices: un doctorat à vingt-huit ans, Phi Beta Kappa, et une thèse publiée par Knopf, et cela après avoir "perdu" près de quatre ans à la guerre.

La maison Alfred A. Knopf lui passa commande pour un manuel de science politique, The Elements of Politique Science (Eléments de Science Politique) en deux volumes: Political Organization et Political Behavior ("Organisation Politique" et "Comportement Politique"), ce qui l'installait fermement dans le peloton de tête des jeunes politologues de la génération d'après-guerre. L'ouvrage fut publié en 1952. En 2014, 62 ans plus tard, il occupait le 47ème rang sur 161 pour les références externes parmi les ouvrages de science politique générale publiés depuis, selon le Journal Citation Reports (Thomson Reuters, 2015).

Après avoir obtenu son doctorat, Alfred enseigna à l'Université du Minnesota à Minneapolis-Saint Paul, puis il fit le saut dans l'Ivy League, à l'Université Brown, à Providence, dans le Rhode Island, tout en enseignant régulièrement aux universités Harvard et Columbia. Les universités Harvard et Stanford lui firent des offres d'emploi ferme, et il choisit Stanford, en partie par désir d'élever sa famille dans le beau cadre de Palo Alto, en Californie, et parce que le frère de Jill,  Paul Oppenheim, était architecte à San Francisco. Cinq de ses sept enfants étaient déjà nés.

Sa seconde fille, Victoria, était née en 1946, la troisième, Jessica, en 1948, suivies de quatre fils: Paul en 1949, John en 1951, Carl en 1952 et Christopher en 1954. Alors qu'il demeurait lui-même laïc et agnostique, Jill, qui était née juive, s'était convertie au catholicisme et considérait que sa foi nouvelle lui interdisait le contrôle des naissances, qu'ils avaient pratiqué avec succès avant leur mariage. 

Etant donné la situation matérielle qui était la leur, très privilégiée en comparaison de ce qui avait été celle de ses parents immigrés frappés de plein fouet par la crise économique des années 1930, ainsi que l'optimisme général régnant dans l'Amérique d'après-guerre, une telle contribution au baby-boom était dans l'ordre des choses. Ses trois frères, férocement laïcs, eurent cinq enfants chacun (et, comme lui, se marièrent chacun trois fois). Le soutien étatique pour ces grandes familles, à leur niveau de revenu, se bornait à un dégrèvement fiscal.  

Contre toute attente, l'université Stanford lui refusa la tenure (la titularisation - c’est-à-dire, l'emploi à vie) en 1955, pour des raisons qui demeurèrent mystérieuses même à lui-même pendant des décennies. Il découvrit le pot aux roses plus de quarante ans plus tard dans un livre de Rebecca Lowen, résultat de recherches fouillées: La Création de l'Université de la Guerre Froide: les Transformations subies par Stanford, Berkeley et l'Université de Los Angeles publié en 1997 par les presses universitaires de Californie: c'était parce qu'il avait accepté, en plein McCarthyisme, un financement par la Fondation Relm du Volker Fund, ironiquement de tendances libertaires et conservatrices, pour une étude sur "l'origine et les restrictions présentes imposées aux activités politiques des ouvriers" et, spécifiquement, sur le "vol" du vote des dockers du port de San Francisco... Un sujet jugé trop subversif par les membres du Conseil de l'université, en réunion secrète. Rien de tel ne lui serait sans doute arrivé s'il avait choisi Harvard de préférence à Stanford.

L'activisme décidé de Jill en protestation contre l'exécution du couple Rosenberg ne les avait sans doute pas rassurés non plus.  Sa fille Victoria, historienne, décrira plus tard Jill comme une "compagne de route" du communisme, ce qui n'était pas incompatible avec le catholicisme.

Alfred quitta la Californie avec sa famille et s'installa à Princeton, dans le New Jersey. Il rejoignit New York University, où il fut immédiatement fait professeur titulaire. 

lI fonda le magazine The American Behavioral Scientist (ABS). 

"...un journal en lequel certains politologues américains - et nombre de ses lecteurs - voyaient probablement le porte-parole authentique des courants d'idées les plus novateurs à l'avant-garde des études du comportement politique." Robert A. Dahl, in Behavioralism in Political Science, Transaction Publishers, New Brunswick and London (1969).

Il vendit le magazine en 1965 à Sara Miller McCune, alors âgée de 24 ans. C'était sa toute première acquisition. Le magazine inaugura SAGE Publishing, qui devint une des collections de magazines en sciences sociales les plus importantes au monde, publiant plus de 1000 journaux, et quelque 800 livres par an. 

L'American Enterprise Institute

Il rejoignit son ami Bill Baroody qui insufflait une vie nouvelle au think tank politique The American Enterprise Association (dont le nom fut changé en 1962 en American Enterprise Institute) qui assembla 

“une étable de chercheurs de premier ordre. Baroody travaillait inlassablement à les rendre indispensables au fonctionnement de la ville [Washington D.C.] Washington était complexe et l'AEA se rendit indispensable en le simplifiant - fournissant aux législateurs un flux constant de guides spécifiques qui énonçaient de manière méticuleuse et équitable les aspects opposés d'un projet de loi en discussion, d'un amendement, ou d'une question de politique. Chaque mot en était approuvé par un conseil consultatif de professeurs." (Rick Perlstein, Before the Storm: Barry Goldwater and the Unmaking of the American Consensus,  New York: Hill and Wang, 2001, p. 256)

Quelques années plus tard, l’American Enterprise Institute deviendrait la pépinière par excellence du néo-conservatisme. Avant que ce terme ne fut utilisé et abusé, Alfred de Grazia fournit des éléments importants de doctrine au “Nouveau Conservatisme,” y compris la théorie de l’assurance sociale volontaire, l'élaboration de systèmes anti-bureaucratiques et le renforcement de l’indépendance et de la compétence de la branche législative du gouvernement. Une grande partie de ces travaux furent menés à bien avec l’aide de l’American Enterprise Institute, du William Volker Fund, des Fondations Relm et Earhart, et de New York University. 

 
Sous les auspices de l’American Enterprise Institute, il dirigea un groupe d’experts pour une étude approfondie des fonctions et des réformes possibles du Congrès des Etats-Unis. Certaines des nombreuses propositions de son rapport intitulées Congress: First branch of Government (1966-7) furent adoptées in fine. Alfred se décrivait lui-même, sur le plan des institutions politiques américaines, comme un “réactionnaire radical” et en tant que tel se trouva sous le feu autant des libéraux que des conservateurs, ce qui lui convenait très bien.  

Des années 50 à la fin des années 70, Alfred fut l'auteur d'une vingtaine de livres de science politique, en particulier sur l'assurance sociale privée et sur le Congrès des Etats-Unis. Plutôt que de décliner une liste et une description de ses ouvrages, voici quelques appréciations de ses idées dans des livres parus récemment:  . 

Dans un livre paru en 2010, On appreciating Congress – the People’s Branch, Paradigm Publishers, Louis Fisher écrit:

"L'American Enterprise Institute, conservateur, sponsorisa une série d'études éditées par Alfred de Grazia et publiées en 1967. Le titre ne laisse planer aucun doute sur son engagement en faveur d'un gouvernement républicain: "Le Congrès: Première Branche du Gouvernement." De Grazia y définit le Congrès comme "l'institution centrale de la république démocratique américaine. A moins qu'il ne fonctionne bien et puissamment, et considérablement mieux qu'il ne l'a fait par le passé, la voie est ouverte vers un état bureaucratique et une forme de gouvernement monarchique." A ceux qui s'extasient sur la cohérence, l'unité, l'harmonie et la rationalité de l'institution présidentielle, de Grazia rappelle que le Président est "un Congrès roulé dans une peau humaine. Si vous examinez attentivement la branche exécutive, vous y trouverez des fragmentations, des divisions, des compromis et des intérêts de nature variée qui se disputent le contrôle. La différence est que le processus législatif est largement transparent; le processus exécutif ne l'est pas."

Alfred était un supporter décidé du pouvoir du Congrès contre ce qu’il considérait comme les empiètements de la Présidence, qu’il appelait: La Force Exécutive. Son livre le plus important sur ce sujet est Republic in Crisis: Congress Against the Executive Force.

Ces vues d'Alfred sont loin d'être oubliées. Un livre publié en 2015: The Presidency and Political Science: Paradigms of presidential power from the founding to the present, par Raymond Tatalovich (Loyola University, Chicago) et Steven Schier (Carleton College), Taylor & Francis, Routledge, London, décrit Alfred comme "un érudit de l'anti-glorification." Ils écrivent:

"La thèse développée par Alfred de Grazia, arrivant en 1965 à l’apogée de la Grande société (de Lyndon Johnson), est que “le pouvoir exécutif du gouvernement national représente et dirige le mouvement vers une société de l’Ordre. Alors que le Congrès... exprime le désir national irrésistible pour la Liberté. La Force Exécutive est sur le point de gagner et ... la Force du Congrès, ou Force Républicaine... s’affaiblit.” Ce qu’il appelle les “dogmes du parti politique responsable [c.à.d. "éthiquement responsable," note de la T.]” ont “déclenché la dynamique de la Force Exécutive en ce siècle,” remontant à Woodrow Wilson. De Grazia est un dissident, car il envisage "le grave danger que le parti politique [responsable] ne devienne le moyen par lequel le gouvernement sera transformé d'une république en une bureaucratie exécutive.

(...) Défiant le libéralisme universitaire, de Grazia doute que le Président puisse être un tribun du peuple; et de l'appeler "le gardien de l'intérêt public est tout à fait présomptueux, car il est le gardien d'un intérêt public, le sien, qui peut être ou non populaire, partagé ou non par le Congrès. Lorsque de Grazia parle du 'problème de la dictature,' il parle de la croissance de l'appareil bureaucratique. C'est-à-dire "qu'il y existe un dictateur seulement parce que l'état bureaucratique a besoin d'un visage."

En ce qui concerne à la fois les “fins” et les “moyens” de gouvernement, Alfred de Grazia est un conservateur. Ses valeurs en ce qui concerne ce que le gouvernement devrait ou ne devrait pas faire sont explicites, et il préfère de loin l’élaboration congressionnelle des politiques. Il n'est pas gêné... par "l'oligarchie et la séniorité exerçant une influence disproportionnée dans le processus législatif, car le Congrès opère principalement au moyen du système décisionnel de majorités successives." Par cela, de Grazia veut signifier que des majorités de différentes compositions gouvernent au moyen de sous-comités, de comités, et du parquet de chaque chambre du Congrès. Et ici, de Grazia fait écho à Wilmore Kendall …: “Une riche variété de forces de représentation filtre à travers les système des majorités successives. Ni la Présidence, ni l'administration, ni les groupes de pression, ni les partis politiques, ni la presse ne pourraient, individuellement ou tous ensemble,  reproduire ce processus et fournir le même résultat final.” "

L’American Enterprise Institute publia un livre de débats entre lui et l’historien Arthur Schlesinger Jr, le champion de la "Présidence Impériale": Congress and the Presidency: Their Roles in Modern Times, dans une série intitulée “Rational Debates.” Schlesinger prit la vue opposée, glorifiant le pouvoir présidentiel. Une décennie plus tard, Schlesinger revint sur cette vision des qualités supérieures de la Présidence qui avait alors été la sienne.

Alfred fut aussi l'un des tout premiers à s'aventurer dans le domaine du numérique et ce dès les années 1960, à une époque où un simple ordinateur occupait l'espace d'une pièce entière. Il créa, avec l'aide de Carl E. Martinson and John B. Simeone comme consultants, l'Universal Reference System, le premier index numérisé de "livres, publications et articles significatifs dans le domaine des Sciences Sociales" (1965-1969). Ce tout premier service bibliographique informatisé fut de son invention et il dessina d'autres systèmes pour le suivi des programmes d'aides sociales et pour l'inventaire des fonctions gouvernementales. A Silicone Valley, Alfred est considéré comme un patriarche...

"Le représentant et praticien de pointe en ce domaine fut Alfred de Grazia, professeur de sciences du gouvernement à New York University et fondateur-éditeur de l'American Behavioral Scientist (…) En 1963 déjà, il avait développé un "Index Thématique et Méthodologique," un système spécial de classification des sciences sociales consistant en quelque 250 termes soulignant les approches méthodologiques et théoriques adaptables à l'informatisation. Ce système de classification fut subséquemment affiné et adapté en 1965 au premier d'une série projetée de dix volumes de bibliographie en "Political Science, Government, and Public Policy. Volume 1" de cette série de l'Universal Reference System, sur les "Affaires Internationales" (New York, 1965), il fut produit sur des ordinateurs IBM 1401/1410 et contient des citations, annotations et descripteurs indexés pour plus de 3000 livres et articles." Cliford Brock, "Political Science" in Library Trends (April 1967 - l'article entier se trouve sous www.illinois.ideals.edu sous "Cliford Brock.")

Il rejoignit très tôt la compagnie Simulmatics Corporation crée par son ami Ithiel de Sola Pool, la toute première à introduire des algorithmes pour cibler des électeurs et des consommateurs. Simulmatics fut engagée par le Département de la Défense au Vietnam et Alfred dirigea l'opération, avec rang assimilé de général. Il recommanda, sans succès, de transformer une guerre de dévastation en une guerre de "progrès social,"  bien plus efficace du point de vue de la propagande. Il fut dégoûté par la corruption qu'il découvrit.

Alfred continua de faire des contributions dans le domaine de la propagande de guerre. Son expérience considérable sur le terrain durant la Seconde Guerre Mondiale en fit un consultant écouté du Département d'Etat et du Département de la Défense pendant les guerres de Corée et du Vietnam. 

Ses rapports d'opérations psychologiques, maintenant presque tous déclassifiés, comprennent l'un des tout premiers manuels techniques établi pour la Cinquième Armée des Etats-Unis et publié en campagne (Monte Cassino, 1944) et Opérations Psychologiques au Vietnam. Ainsi que Targeting Elites, un manuel d'opérations écrit pour la CIA et toujours enseigné à l'école John F. Kennedy des Forces Spéciales des Etats-Unis. 

“De Grazia ne fournit pas seulement un leadership de combat dans le domaine en gestation de la guerre psychologique tactique durant la Seconde Guerre Mondiale, mais contribua à la compréhension extérieure de la guerre psychologique par sa recherche et ses écrits. Il fut l'auteur de rapports pour le Département de la Défense et pour la Central Intelligence Agency, y compris une étude de 1953 pour l'Operations Research Office (Johns Hopkins University) destinée à l'Armée des Etats-Unis, intitulé Target Analysis and Media in Propaganda to Audiences Abroad." (Jared Tracey, The Proper Gander, Issue 2, Vol. 2, Oct. 1, 2014).

Alfred fut actif comme consultant pour des fondations nationales variées, des agences gouvernementales et des corporations, et un consultant senior du Département d’Etat. Il fut un consultant pour General Motors Corporation, General Electric, Hawaiian Pineapple Company, The American Jewish Committee...

A Princeton, Jill entra dans le cercle du philosophe catholique français Jacques Maritain, qui y habitait. A la même époque, Alfred, qui s'en était toujours tenu au laïcisme de son enfance, rejoignit l'Eglise catholique et fut baptisé et fit sa première communion à quarante ans, en même temps que sa fille Cathy. 

La force d'attraction et de renouveau exercée dès son avènement par la personalité du pape Jean XXIII n'y étaient sans doute pas étrangère. Des problèmes sérieux commençaient aussi à se dessiner au sein de la famille auxquels sa "conversion" tenta de répondre, les enfants étant élevés dans la foi catholique par Jill. Il ne se rendit à la messe dominicale que trois ou quatre fois (c'était répétitif, une perte de temps) mais épousa avec honnêteté les principes éthiques de sa nouvelle foi. Il prit ses distances assez vite lorsqu'il s'aperçut de certains accomodements. 

Au sommet de ses activités pro-catholiques, Alfred mena une délégation juive-catholique auprès du pape Jean XXIII, au moment du Concile Oecuménique du Vatican, pour lui demander l'abrogation des prières et propos de caractère antisémite dans la liturgie ecclésiastique, en particulier dans celle du Vendredi Saint, un but dont on peut constater qu'il fut atteint, et l'aurait sans doute été de toute façon. Alfred rencontra le pape, ils se serrèrent cordialement la main. 

(Curieusement, à cette même époque, adolescente, fréquentant une école de religieuses, je m'étais indignée en découvrant ces mêmes prières dans mon missel. J'étais moi-même heureusement impressionnée par le pape Jean et j'avais même dessiné son portrait à l'encre de chine, à la grance surprise des religieuses.) 

Les enfants d'Alfred avaient alors atteint la pré-adolescence et deux des fils, nés en 1950 et 1952, avaient été diagnostiqués comme schizophrènes et l'un d'eux comme autiste. 

Deux fils du frère d'Alfred, Edward, nés entre 1950 et 1953, s'étaient également révélés schizophrènes, et l'ont aurait pu soupçonner une malédiction génétique, mais d'autres couples que j'ai moi-même connus, dont deux de Princeton, avaient également des enfants schizophrènes nés durant ces mêmes années (alors que ceux de leurs enfants nés avant et après ne montraient nul symptôme) et il semble qu'il y ait eu un nombre considérable de ces cas aux Etats-Unis, justement pour ces cohortes d'âge, ce qui me faisait penser personnellement, sans aucune autorité et sans vouloir émettre la moindre hypothèse quant à la nature du phénomène, que la cause en était environnementale, touchant peut-être à des expositions durant la grossesse.

Ces cohortes ont fourni un nombre considérable de recrues au mouvement hippie des années soixante. La mentalité de l'époque, peut-être manipulée en partie par les responsables de ce désastre caché, voulait que la faute en soit d'ordre psychologique et attribuée au comportement des parents, et le blâme en tomba naturellement sur Alfred, suppôt du patriarcat, en raison de ses activités dévorantes et de ses positionnements intellectuels. Il faut remarquer que les seuls soins psychiatriques du fils autiste absorbaient à l'époque le quart du revenu familial. Ce jeune homme était doué d'un talent musical exceptionnel qui lui permit d'obtenir, en dépit de son handicap, un diplôme de composition musicale du prestigieux Institut Peabody, le conservatoire de musique de l'Université Johns-Hopkins de Baltimore.  

Le monde feutré et bourgeois de Princeton dans son ensemble se trouvait alors frappé de plein fouet par des problèmes qui ne s'étaient jamais manifestés au grand jour de si flagrante manière: des enfants et des parents drogués, des parents qui mouraient d'alcoolisme, des jeunes en rébellion qui disparaissaient sur la côte Ouest ou dans le fin fond de l'Asie. 

Alfred eut l'idée d'évacuer toute la famille en Italie, à Florence. Sa belle-soeur, Anna-Maria d'Annunzio, petite-fille du poète, elle-même peintre et élève de Kokoschka, y habitait avec ses deux jeunes fils, divorcée de son frère Sebastian. Son vieil ami du MI6, le maître-espion Ian Greenlees, était maintenant directeur de l'Institut Britannique de Florence. Alfred lui-même continuait ses activités à New York et Princeton. C'était le début des liaisons aériennes en jet qui traversaient l'Atlantique en huit heures et lui permettaient de leur rendre visite régulièrement. . Jill et les enfants retournèrent à Princeton au bout de deux ans.

La fermentation culturelle de ces années-là s'étendit sur toute l'Amérique du Nord et sur l'Europe et n'épargna pas New York University, et Alfred le sociologue la salua. Quelque chose d'énorme, de neuf et de fortement désorganisant était en marche, défiant jusque dans son tréfond sa propre génération des vétérans de la Seconde Guerre Mondiale, qui avait connu la plus grande réussite matérielle de l'histoire, et par rapport à laquelle il s'était toujours trouvé à la fois à l'avant-garde, et en porte-à-faux. 

A la fin des années soixante, les enfants avaient tous quitté le foyer, soit pour l'université, soit pour la vie hippie. Jill, qui s'était éloignée du catholicisme, ainsi que leurs filles militaient pour les droits civiques et contre la guerre au Vietnam. Alfred, qui n'avait pas cinquante ans, avait déjà derrière lui l'équivalent de plusieurs vies bien remplies. Jill et lui divorcèrent par accord mutuel, et restant (vraiment) bons amis. Il épousa brièvement Nina Mavridis, une politologue gréco-bulgare, rescapée du communisme, en fait beaucoup plus conformiste que Jill, et redivorça au bout d'un an et demi. Lui, entra de plain-pied dans l'anti-establishment, qui avait toujours été son univers mental.

suite: l'entrée dans l'anti-establishment