mon père, Jules-Xavier Halbwachs
Le 27 décembre 2021 fut le soixantième anniversaire de la mort de mon père, dont je suis bien certaine que nul vivant n’a plus mémoire, et j’écrivis donc un petit texte pour le présenter à mes amis et ma famille, qui ne l’ont évidemment jamais connu. Ce texte était en anglais. Je vais donc le récrire en français. Pour ceux, je me demande qui, que mes origines alsaciennes intéresseraient.
J’avais treize ans lorsqu’il est mort, dans les bras de ma mère. Lui, en avait 61. Il n’était pas marié à ma mère, il avait une épouse et une famille légitime. Il s’appelait Jules-Xavier Halbwachs et il était un cousin éloigné de Maurice Halbwachs, l’illustre sociologue de la “mémoire collective,” un nom qu’Al, mon mari, un alumnus de l’Université de Chicago, ne prononçait que les yeux brillants et pénétré d’admiration, tel était le souvenir que le sociologue français y avait laissé. Je me suis d’ailleurs aperçue, avec le passage des années, que le “nom barbare” (selon la femme de Maurice), acquérait de plus en plus de prestige, aux Etats-Unis encore plus qu’en France. Presque autant que celui de Durkheim. Et ce n'est pas le mien. Zut!
Lorsque l’Alsace fut annexée par l’Allemagne après la guerre de 1870, la branche de la famille de Maurice s’était établie à Reims, afin de rester française, la branche de mon père était restée sur place, à Mulhouse. Ils étaient tous de vieilles origines alsaciennes, bourgeois par l’éducation plus que par la fortune. Le père et le grand-père de Jules-Xavier furent tous les deux directeurs de l’usine textile de Buhl, dans le Florival, près de Mulhouse.
De son grand-père, je ne sais qu’une chose: quand mon père avait dix ans, donc en 1910, ils avaient l’habitude de se rendre ensemble, le dimanche après-midi, en taxi à cheval, chez sa tante pour le thé. Un jour, le grand-père s’endormit durant le trajet. Lorsqu’ils arrivèrent, mon père poussa son grand-père en lui disant: “Papapa, nous sommes arrivés!” Comme le vieux le bougeait pas, il le poussa plus fort, alors il tomba en avant et s’effondra, il était mort. Mon père eut ainsi un aperçu de sa propre mort, d’une crise cardiaque, cinquante ans plus tard.
Après ses études à Mulhouse et à Strasbourg, il fut embauché par l’Agence Havas, qui avait été, au dix-neuvième siècle, la première agence de presse au monde, et s'était étendue pour englober les secteurs de publicité et de voyages. Durant la Seconde Guerre Mondiale, en 1940, l'agence fut déplacée à Clermont-Ferrand et à Vichy et Jules-Xavier avec elle. L’agence de presse fut soumise au régime du Maréchal Pétain et devint l'Office Français d'Information, fortement collaborateur. Posté à Clermont-Ferrand, tout en poursuivant son travail (dont j'ignore la nature) Jules-Xavier fut actif dans la Résistance, dans le Maquis de l’Allier, avec le grade de “maréchal-des-logis-chef” (ma source pour ceci étant son article nécrologique...) Après la guerre, l'agence de presse fut définitivement scindée de l’agence principale et remplacée par l’Agence France-Presse, nouvellement créée. L'Agence Havas, nationalisée, demeura une puissante agence de publicité et de voyages.
En 1945, Jules-Xavier se retrouva à la tête de l’Agence Havas - publicité et voyages - de Mulhouse. C’est ainsi qu’il en vint à embaucher Hortense Hueber, qui serait ma mère, comme employée de bureau le 17 avril 1947, jour de son 47ième anniversaire. Elle était son cadeau. Lorsque, un an plus tard, j’annonçai mon intention de participer aux amusements de ce monde, cela ne provoqua un délire de joie nulle part. Plusieurs décennies plus tard, j’en vins à soupçonner qu’il essaya de se débarraser de moi - et de ma mère - au moyen d’un plan intéressant (voir plus bas).
Le plan échoua et l’affaire suivit son cours jusqu’à la mort. Je l’ai bien connu et durant les quatre ou cinq dernières années, je le vis presque quotidiennement, après l’école. Il était un pilier de la communauté de Mulhouse, ma ville natale, à l’histoire remarquable et peu connue: elle fut une république indépendante pendant des siècles et devint un refuge pour les Protestants français, lorsque le Royaume les embêtait. Elle rejoignit la France en 1798, de force, après un blocus économique. Elle fut l’un des premiers centres de la révolution industrielle sur le continent, avec d’abord l’industrie textile, puis les constructions mécaniques, puis l’exploitation des mines de potasse, une pépinière de grandes fortunes françaises et un berceau de l'HSP. Avant de devenir, statistiquement, la ville la plus jeune de France et l’une des plus islamisées, elle a été la plus protestante et la plus juive (ce qui a fait que je me suis sentie presque comme chez moi, en arrivant à New York).
Il était un catholique de façade, pratiquant. Sa femme présidait le chapitre local de Caritas Internationalis, une organisation de charité. Il était très actif sur le plan culturel, particulièrement pour la préservation de la langue et de la culture alsacienne. Il écrivait, et participait, à une émission de radio satirique en alsacien qui était diffusée sur radio-france locale à une heure de grande écoute tous les dimanche matin. Il était l'un des présidents du Théâtre Alsacien de Mulhouse (avec son ami Lucien Dreyfus) ainsi que du Herren’Owa ("Soirée des Messieurs"), une institution mulhousienne, une revue musicale jouée à l’époque du carnaval par des hommes exclusivement, pour une audience exclusivement masculine. Rita Gilbert, la maîtresse de ballet du Théâtre Municipal, assurait la chorégraphie. Le maire et le conseil municipal ne manquaient jamais d’y assister. Je me souviens d’une année (par le programme) où ils présentèrent une parodie de la Veuve Joyeuse mêlée à la crise des missiles de Cuba, dans laquelle Danilo était Fidel Castro et il y avait un personnage du nom de “choucroute-chef,” c'est-à-dire Khrouchtchev.
Il était un fan de la Grèce, où il faisait des croisières deux fois par an - ce n’était pas encore l’époque du tourisme de masse - et tous les hivers, il faisait une croisière aux Iles Canaries, toujours à l’oeil, grâce à son agence de voyage. A l’oeil aussi, ses séjours dans la Suisse proche, dans les endroits chics, au Bürgenstock, à Lugano, Zermatt, Wengen. Souvent, il emmenait des amis. une fois, il emmena en Grèce ma prof de latin, Jeanne Stehlé, s’Schannele, et son mari Paul, et il se confessa auprès d’eux de sa paternité. Après leur retour, je fus étonnée de l’intérêt et de la sollicitude que me témoigna Schannele, jusqu’à ce que Maman m’expliquât. Je perçus que l’on était traité différemment selon que l’on appartenait au “bon” milieu. Par elle, au moins, je fus traitée comme mes petites camarades huppées, dont je crevais de ne pouvoir me rapprocher.
Il était membre de toutes les associations gastronomiques, oenologiques, culturelles, etc. et il avait des billets gratuits pour toutes les pièces, concerts, opéras, manifestations, expositions, etc. (Mulhouse avait alors un théâtre municipal, une copie à l' échelle réduite de La Scala, avec une pleine saison d’opéra, avec orchestre, ensemble, choeur, corps de ballet...) Il menait la bonne vie, un exemple de bourgeois alsacien de l'époque. Il était grand et imposant et plus de dix années après sa mort, des gens qui n’avaient aucune idée de mes relations avec lui, ou même que je le connaissais, le citaient comme un exemple de “distinction.” Il avait une belle voix de basse, sombre, éduquée, et il chantait des airs de Sarastro, ou de Méphisto, ou “Das Gold... das Gold...” de Fidelio.
à propos du plan
Et voici le plan:
Lorsque le scandale de la grossesse de ma mère éclata - décriée par un prêtre du haut de sa chaire - une nonne mystérieuse rendit visite à ma grand’mère (mon grand-père était sorti). La nonne lui expliqua qu’en raison de l’excellente réputation de piété de sa famille - à elle, ma grand’mère - l’Eglise lui faisait la faveur d’une offre: elle, la nonne, emmènerait ma mère le plus tôt possible dans un couvent en Italie, où elle finirait sa grossesse tout en se préparant à devenir religieuse missionnaire en Chine. A ma naissance, je serai offerte pour adoption en Italie et ma mère serait embarquée pour la Chine. (Notez que je suis née en novembre 1948 et qu’elle serait arrivée juste à temps pour la Révolution Chinoise). Ma grand’mère rétorqua - vertement, comme je l'ai connue - que tout cela était hors de question.
Il me fallut plusieurs décennies - longtemps après la mort de ma mère - et quelques scandales qui firent surface en Italie et ailleurs - pour comprendre que je n’aurais probablement pas été offerte pour adoption, mais que des couples en mal d’enfant m’attendaient déjà, peut-être même un couple en particulier, qui simulerait une grossesse en attendant mon arrivée. Tout un système était en place, offrant de faux certificats médicaux, de fausses déclarations d’état-civil, etc. On ne m’aurait pas eue à bon marché.
Il y avait alors, en Alsace et ailleurs, un grand nombre de jeunes femmes non-mariées des classes paysannes et ouvrières, comme ma mère, qui se retrouvaient enceintes sans que l’Eglise n’offre de se porter à leur aide avec des propositions aussi extravagantes. Quand à cette histoire de “bonne réputation de piété” de la famille de ma grand’mère, c’était du pipeau. Qui donc, hormis mon père, aurait eu les relations nécessaires pour faire ainsi appel à l’Eglise?
Je me suis souvent amusée à me figurer ce que la vie aurait pu être, si le plan avait réussi. J’aurais été sans nul doute une de ces petites reines-de-la-terre italiennes adulées par des parents à l’aise et très religieux, peut-être à Milan, ou qui sait, dans la très catholique Bergame, qu’Al et moi aimions tellement... Quand j’aurais eu vingt ans, en 1968, je me serais sûrement rebellée, je serais devenue gauchiste et peut-être maoiste. Mes parents auraient été horrifiés et auraient laissé échapper que je n’étais pas leur fille après tout. Je serais partie dans la Chine de Mao à la recherche de ma mère, etc.
Quant à ma mère, elle aurait vécu la phase triomphante de la révolution et la proclamation de la République Populaire, elle se serait sauvée de son couvent et elle aurait certainement épousé un communiste chinois...
Si je peux dire “certainement,” c’est en considération d’un précédent: à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le premier amour de Maman avait été un certain François Horovitz des Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), d’un détachement rassemblé autour du colonel Fabien, qui avait pris ses quartiers à Habsheim, dans le village de Maman. Il est peu probable que quelqu’un d’aussi proche du colonel Fabien n’ait pas été communiste. François était un immigré juif arrivé petit garçon à Paris avec sa mère de Szombathély, en Hongrie. Le colonel Fabien et d’autres furent tués dans l’explosion de la mairie de Habsheim, Hortense et François se trouvant tout près.
Mon père avait trois enfants, tous décédés. Jusqu’à la mort de Maman, j’ai assez bien connu ma demi-soeur, Marthe, qui jouait au Théâtre Alsacien. Elle était une abominable hypocrite, une snob et une menteuse. On la surnommait “le naja.” Mais elle était très drôle. L’aîné de mes demi-frêres, Schangi (Jean) était avocat, le plus jeune, Pierrot, mourut jeune dans un accident de voiture avec sa femme.
Mon père ne m’a jamais reconnue - ce qui n’aurait pas été possible de toute façon, selon les lois françaises alors en vigueur: un homme marié ne pouvait reconnaître un enfant adultérin. J’avais bien plus vingt ans, et mon père et ma mère étaient morts, lorsque les lois furent changées. Il contribuait très modestement aux frais de mon existence et ces contributions cessèrent à sa mort. Je n’ai rien hérité de lui non plus. Hortense semblait croire parfois qu’il avait fait un testament, confié à un de ses amis avocats, qui l’aurait fait disparaître, pour faire une faveur à sa famille.
On découvrit après sa mort qu’il avait détourné une partie des contributions sociales de ses employés, y compris celles d'Hortense, pour payer son appartement neuf. En fait, il ne lui avait donné d’une main, pour l'aider à m’élever, que ce qu’il lui retirait de l’autre. Une semaine avant de mourir, il lui avait confié qu’il venait d’effectuer le dernier versement pour l'appartement, et que maintenant, il allait “enfin pouvoir respirer.” Sur le pan psychologique, sa mort fut un coup dévastateur, pour ma mère et pour moi. J’eus mes premières menstruations le jour de son enterrement. Quand nous fûmes mises au courant des détournements, le choc fut presque aussi grand, dans l’autre sens. L’histoire du testament était douteuse, mais les détournements bien réels. A partir de l’âge de quinze ans, je le méprisais. Et davantage encore, quelques années plus tard, lorsqu’elle tomba malade d’un cancer du sein - elle est morte à quarante-sept ans, en 1970 - et que sa faible couverture d’assurance-maladie devint apparente.
Lorsque je parlais de cela bien plus tard à Al, il en fut tellement révolté qu’il ne me fut plus possible de dire un seul mot bienveillant à son sujet, et je dois dire qu’il avait raison, il réagit comme je l'avais fait moi-même. Mais les autres sentiments ne pouvaient pas être tout à fait anesthésiés non plus.
Al était moins choqué par le plan “de secours” de l’Eglise. Il était un pragmatiste, et il y voyait plutôt une “solution créative,” comme il les aimait. Les plus dingues sont les meilleures. La seule chose qui importait était que je ne sois pas avortée. “Je suis sûr que je t’aurais trouvée de toute façon!”
Au jardin, à Habsheim, 1956