Hortense Hueber, maman


Le 16 novembre 2020 était le cinquantième anniversaire de la mort de ma mère. J’ai envoyé quelques photos d’elle à mes amis. Ils voulurent en savoir davantage à son sujet. Je leur écrivis, en anglais. Voici le texte français. 


quelqu'un que vous n'avez jamais connu

Hortense Hueber

Elle était née le 27 août 1923, une fille de la campagne, à Habsheim, un village du sud de l’Alsace, à 8 kilomètres de Mulhouse, à 25 kilomètres de Bâle et de la frontière suisse. Elle a quitté l’école à l’âge de quatorze ans. Après que l’Alsace fut redevenue française, en 1918, seuls les garçons, dans les écoles communales des campagnes, bénéficièrent d’instituteurs laïcs et qualifiés. L’on n’attendait rien de l’éducation des filles, et elles restèrent confiées, même dans les écoles publiques, à des religieuses qui elles-mêmes savaient mal le français. On ne se donnait pas la peine de les présenter au certificat d’études, sauf quelques unes qui venaient des familles bien-pensantes, et qui invariablement le loupaient. Elle fut mise en apprentissage au “tissage,” la petite usine de Habsheim, à un grand jet de pierre de chez elle, où l’on fabriquait des sous-vêtements de dentelle. Plus tard, elle devint ouvrière à Mulhouse, où elle put suivre des cours du soir de sténo et de dactylographie. 


Elle avait une belle voix de soprano léger et elle remporta une bourse pour étudier le chant au conservatoire de Muhouse. Sa première pièce d'examen fut un lied* de Schumann. Juste avant l'examen, les Allemands envahirent l'Alsace et sa pièce d'examen fut interdite. Le lied (qui était en allemand) était sur un poème de Heinrich Heine, qui était juif. Elle ne retourna plus au conservatoire et laissa tomber sa bourse. Il y avait une synagogue à Habsheim. Tous les juifs de Habsheim furent arrêtés la même nuit et internés dans des camps. 


Elle, fut envoyée dans un camp de travail dans le nord de la Bavière, en Franconie, près de la frontière tchèque, à Floss-bei-Weiden, adossé au camp de concentration de Flossenburg. 


Mis à part sont statut de travailleuse-esclave strictement confinée dans le périmètre du camp, les conditions y étaient relativement bénignes: plusieurs centaines de jeunes filles, pour la plupart des Alsaciennes et des Lorraines, y faisaient la lessive, réparaient et nettoyaient des uniformes. Il s'y pratiquait plein de gymnastique dans les prés et de chant choral. Bien qu’elle n’eut pas de contact avec le monde extérieur, la rumeur parvint tout de même jusqu’à elle de ce que l’on tuait “tous les juifs,” à l’Est. Même enfant, elle me mit toujours en garde: “Si jamais un Allemand te dit qu’il ne savait rien, il ne faut pas le croire!”

 
Mon grand-père s’arrangea pour la faire revenir à Habsheim, elle fut ramenée par la “Fuehrerin” du “Lager,” esquivant les bombardements alliés. Elle alla travailler comme employée de bureau pour la compagnie d’électricité allemande AEG. Son chef était un Allemand de Saxonie, du nom de Walter Topf. Elle prenait plaisir à mal taper son nom, pour en faire “alter Topf” (ce qui veut dire “vieux pot” en allemand), protestant que c’était sa machine à écrire qui ne faisait pas les “W” majuscules.  Mais il semblait qu’elle ne pouvait rien faire pour lui déplaire, et il lui assurait qu’il lui ferait visiter un jour la belle Saxonie et la splendide ville de Dresde. Pour son vingtième anniversaire, le 27 août 1943, on lui offrit un énorme hortensia blanc en pot. Il fut planté au jardin, à Habsheim, où il prospérait toujours lorsque j’étais petite fille. Tu peux m’en croire, me disaitt-elle, je n’ai jamais eu à faire quoi que ce soit avec un “Schwob” - c’est-à-dire, un Allemand, en alsacien. 


Après la Libération du reste du territoire français, les Alliés, avec la Première Armée Française et les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI), envahirent le sud de l’Alsace en novembre 1944 et libérèrent Mulhouse le 20, et alter Topf et ses camarades durent plier bagages, mais la ligne de front resta coincée pendant des semaines à quelques kilomètres au nord de Habsheim, le site de sanglants combats. Le colonel Fabien, alors le héros communiste numero uno, investit Habsheim à la tête d’un détachement de FFI et Hortense put enfin tomber amoureuse, d’un Français et d’un juif, François Horovitz, qui avait immigré à Paris de Szombathély, Hongrie, avec sa mère quand il était petit garçon. Le colonel Fabien fut tué à Habsheim le 27 décembre lorsque la mairie sauta (voir son contact avec l'histoire). Après la guerre, elle partit à Paris, chez sa tante et ses cousines, mais surtout, je crois, pour revoir François. Il habitait rue des Amandiers, près du Père-Lachaise. Il perfectionna son français, y ajoutant de l’argot parisien et lui apprit à chanter “Le Temps des Cerises.” Elle resta à Paris pendant près de deux ans. 

 
Puis elle rentra à Mulhouse et se présenta, en réponse à une petite annonce, pour un job d’employée de bureau à l’Agence Havas, où elle fut embauchée et sur-le-champ séduite, ou l'inverse, par le boss, Jules-Xavier Halbwachs (“Nous nous sommes embrassés dès le lendemain!”) qui allait sous peu devenir mon père.  Avec le temps, elle devint agent de publicité. Grâce à son séjour à Paris, elle parlait mieux le français que presque quiconque à Habsheim, et des garçons du cru qui avaient fait le saut dans des écoles techniques à Mulhouse venaient chez elle le soir avec leurs devoirs, pour qu’elle corrige leur français. Mon père mourut à 61 ans, alors que j’en avais treize, elle mourut neuf ans plus tard, à 47 ans, d’un cancer. 


* Il s'agissait de Du bist wie eine Blume (ici par Kiri te Kanawa).

Hortense Hueber, 1954
A Mulhouse, en 1954
Hortense Hueber, Anne-Marie Hueber de Grazia
Chatellaion, 1956 - les mains dans le sable, moi.


Majorque, 1961. le photographe avait une caméra en bois et avait disposé des paravents peints sur une place de village.

son contact avec l'histoire

Des amis français m’ont demandée si j’en savais davantage sur la mort, le 27 décembre 1944, du colonel Fabien qui a donné son nom, bien entendu, à une station de métro et à une place, à la limite des 10ème et 19ème arrondissements, où s’élève le siège du Parti Communiste Français par Oscar Niemayer (dont Al, mon mari, disait qu’il était le plus bel immeuble d’après-guerre à Paris).


Je n’en sais pas plus sur le colonel Fabien, mais je sais ceci, sur le commandant Duval, qui se trouvait à Habsheim, ainsi que son amie, la capitaine Maggie. Duval tira un lièvre dans la forêt de la Hardt, par où passait la ligne de front, et il apporta le lièvre à ma grand’mère pour en faire un civet. La maison de mes grands-parents se trouvait à 800 mètres de l’orée de la forêt. Ils y étaient tous assis dans la cuisine, à manger le civet de lièvre - mon grand-père, ma grand’mère, Duval, Maggie, ma mère et François Horovitz - lorsque la mairie sauta, 500 mètres plus loin, tuant le colonel Fabien et six autres et en blessant un grand nombre. N’était le civet de lièvre, Duval, Maggie et François auraient bien pu se trouver à la mairie, où il y avait une cantine. Rien ne vaut la gastronomie alsacienne.

 
Duval et Maggie vinrent nous rendre visite après la guerre, quand j’étais petite fille. Je me souviens d’eux, leur visite fut très gaie. Duval portait un costume marron, Maggie un tailleur serré à la taille. Elle avait une belle chevelure brune bouclée, qu’elle avait laissé mon grand-père épouiller manuellement pendant la guerre - comment aurait-il jamais plu l’oublier! Je me souviens aussi que mon grand-père me racontait que lorsque le commandant Duval venait à la maison, deux gardes sénégalais avec des mitraillettes se postaient de part et d’autre de la porte d’entrée, lorsqu’il voulait sortir, ils croisaient devant lui leurs mitraillettes pour l’en empêcher. Il y avait aussi un Sénégalais avec une mitraillette qui montait la garde devant les chiottes, dans la cour. Voilà ce qui est parvenu jusqu’à moi.


C’était là tout, jusqu’à il y a quelques jours, fin décembre 2021, lorsque j’ai fait des recherches sur internet dans l’espoir de trouver quelque chose sur le commandant Duval, ce qui n’était pas facile a priori car il s’agissait d’un nom de guerre. Mais je finis par mettre la main sur lui. Il était le chef de secteur des Forces Françaises de l’Intérieur pour Briey, en Meurthe- et-Moselle, au nord de Metz, et je trouvai un chapitre entier consacré à leurs activités dans un livre de Pierre Préval, intitulé avec justesse Sabotage et Guérilla, que je téléchargeai aussitôt. Son vrai nom, je le découvris, était Jean Cosson et il était juge à Briey. Il devint Conseiller à la Cour de Cassation à Paris, spécialisé dans la fraude fiscale. J’ai même trouvé, sur un site de vente de livres rares, son portrait, qui orne son livre Les Industriels de la Fraude Fiscale.


Jean Cosson alias Commandant Duval
8 mars 1916 - 2 décembre 1993



A la même époque où le colonel Fabien et le commandant Duval se trouvaient à Habsheim, Al (mon mari, Alfred de Grazia), se trouvait, lui, en Meurthe-et-Moselle, un peu au sud du territoire de Cosson-Duval, à Hériménil, près de Lunéville, chef des services de propagande de la Septième Armée des Etats-Unis. Le 31 décembre, quatre jours après l’explosion de la mairie de Habsheim, il se trouva brutalement jeté sur les routes, avec des dizaines de milliers d’autres, au milieu de la nuit et dans une tempête de neige, par l’attaque allemande dite Opération Nordwind, à la suite de l’Offensive des Ardennes.

Hortense Hueber
1965