Poltava

Lundi, 28 mai 2007 - 01:54PM

Cher Manuel,

Poltava, enfin... Où, comme nous l'avait indiqué Tanya, "notre tsar Pierre" avait vaincu les Suédois... C'était aussi un peu pour Poltava que Peter avait voulu faire le voyage...

Nous nous y sommes rendus au lendemain de la conférence à l'institut, Peter, Anna et moi, dans une voiture de l'institut, avec (toujours) le chauffeur de l'institut et une employée qui faisait office de traductrice, Valeria. Al resta à se reposer à l'hôtel, sur ordre de Tanya et de Peter.

Poltava est à quelque cent cinquante kilomètres de Kharkov, sur la route de Kiev. Je n'ai jamais vu tant de lilas. Il faisait très beau. La route est belle, toute droite, et longe force villages, tous un peu en retrait, derrière une double ou triple rangée d'arbres magnifiques, surtout des marronniers. Les villages, avec des ruelles au carré, souvent non pavées, sont composés de maisonnettes ukrainiennes-russes dans le style ancien, qui pourraient être fort pittoresques si elles n'étaient toutes en mauvais état, et entourées de clôtures faites de n'importe quoi, ce qui donne des aspects fâcheux de bidonville. Mais toutes ont leurs lilas. Ils sont vieux, énormes. Certains ont les dimensions de vieux pommiers. Tous étaient couverts de fleurs. Je ne me souviens que d'une image du film que Bondartchouk fit de "Guerre et Paix:" quelqu'un, était-ce le Prince André, passait en attelage sur un chemin bordé des deux côtés de lilas qui se rejoignaient, s'ouvraient et se refermaient sur son passage...

A Poltava, à notre grande surprise, l'on nous emmena d'abord à l'hôpital de stomatologie. C'était un ensemble de bâtiments bien plus présentables que l'institut de Kharkov. L'on nous apprit que c'était également un institut de recherche renommé, ainsi que d'éducation médicale. Dans le parc s'élevait une double rangée de socles de porphyre élevés, portant chacun le buste en bronze deux fois grandeur nature d'un luminaire issu de cet institut. Tous se tenaient à distance respectueuse d'un autre buste, en bout de rangée, en position centrale, qui se trouvait être celui d'Hippocrate.

Le vice-directeur vint nous accueillir - c'était lui qui allait nous accompagner au champ de bataille de Poltava. Mais aupravant, nous devions être reçus par le directeur en personne, le Prof. Volodimir Ivanov. La voiture fut parquée près d'un terrain entouré de solides clôtures à barreaux de fer couvertes d'avertissements, d'interdictions d'approcher, etc. derrière lesquelles se trouvaient des bâtiments bas en forme de U qui se trouvaient être des chenils. Ça aboyait fort. C'était la résidence des chiens destinés aux expériences scientifiques. Valéria eut un mouvement de désapprobation et de pitié. "J'espère qu'on ne les fait pas souffrir..."

L'intérieur de l'hôpital-institut était orné de fresques murales où le réalisme soviétique s'alliait au surréalisme débridé: par exemple, une scène de dissection où un homme en blouse brandissait à bout de bras un coeur qu'il venait de sortir du torse ouvert d'une belle morte nue. Nous passâmes plusieurs dizaines de mètres de murs à fresques avant d'atteindre le bureau du grand professeur.

Le bureau était modeste, en comparaison de celui du prof. Valentin Grichenko, et ce qu'il avait de plus remarquable - pour nous - était la présence surplombante d'un portrait du... prof. Valentin Grichenko. Le professeur Ivanov, un titan quinquagénaire des plus aimables - les titans ne sont pas rares en ce pays - était un disciple de Grichenko. Lui aussi travaillait avec les cellules-souches, mais il menait aussi ses propres recherches. Il nous présenta son institut, qui avait débuté sous le communisme avec un programme de recherche pour... faire repousser les dents... Mais il avait acquis une réputation internationale dans un autre domaine thérapeutique: les injections de placenta, où il occupe une position de pointe.

Celles-ci avaient des résultats spectaculaires dans trois domaines: le suivi des attaques cérébrales; le diabète; et l'infirmité motrice cérébrale (IMC), ou paralysie cérébrale, qui atteint les très jeunes enfants (souvent durant la vie utérine). Je m'enquérais au sujet de la maladie de Parkinson (ma belle-soeur), d'Alzheimer (mon beau-frère) et de la sclérose en plaques (mon gendre) mais les expériences effectuées à l'Institut avaient montré que les injections placentaires n'étaient d'aucune aide en ces domaines. [Alors que les cellules-souches sont d'une efficacité reconnue.]

Pour les trois domaines où les injections placentaires avaient de l'effet, l'hôpital recevait des patients du monde entier, y compris des Etats-Unis et d'Allemagne. On nous fit visiter plusieurs salles de cours remplies d'étudiants en blouse et toque blanche, ils venaient d'une vingtaine de pays, surtout asiatiques, mais aussi africains. Le Prof. Volodimir Ivanov nous invita à déjeûner, après la visite du champ de bataille.

Où nous nous rendîmes donc, en compagnie du vice-président. Nous étions les seuls visiteurs. Il y avait un musée, et une guide redoutable. Nous comprîmes que rien ne nous serait épargné. Notre Valéria traduisait. Dès la seconde salle, qui contenait un portrait en pied de Charles XII de Suède, nous n'en crûmes pas nos oreilles. L'idée idiote me traversa l'esprit qu'il y avait peut-être une version spéciale pour ne pas offenser les Suédois, qui avaient connu là la plus terrible défaite de leur histoire - notre Peter étant Suédois. Mais non - c'était la version officielle ukrainienne qu'elle nous donnait: une version nationaliste simple, pleine de distortions grossières, d'un esprit d'ailleurs très soviétique - cela me rappela une visite guidée de Budapest à l'époque communiste. Mais la figure héroïque de Charles XII en profitait largement, au grand dam de Peter qui, officier de réserve dans l'armée suédoise, n'est pas un Suédois honteux: la version historique à laquelle il était habitué: qu'il s'était agi d'une entreprise impérialiste mal inspirée se terminant en débâcle, n'avait pas cours en ces lieux. Charles XII. avait tout de même passé les sept années précédant Poltava hors de Suède, à guerroyer surtout contre les Polonais - or, la version de notre guide le montrait comme un roi de légende pacifique à qui la guerre fut toujours imposée, un brillant soldat qui triomphait toujours de ses ennemis et qui n'a pu être battu que parce qu'il avait été trahi. Quant au rôle controversé du grand chef cosaque Ivan Mazeppa dans toute cette histoire - pas un mot de ses retournements de veste... Le musée a été rénové récemment avec l'aide de l'ambassade de Suède, ce qui explique aussi sans doute ce bon traitement... Le roi de Suède est attendu pour une visite officielle en 2009.

Notre dragon nous accompagna ensuite au monument des Suédois à quelques kilomètres du musée, au milieu d'immenses champs de blé vert - nous fîmes à pieds les derniers deux cents mètres, qui étaient une allée rectiligne aboutissant au monument, et cueillîmes des fleurs des champs sur les bas-côtés, que nous jetâmes sur le monument. Après cela, notre guide nous emmena pour un tour abondamment commenté de Poltava - jolie ville, genre ville d'eau, d'un caractère très différent de Kharkov - qui était sûrement une répétition pour celui dont bénéficiera le Roi Carl-Gustav... La ville fut couverte de monuments par Nicolas II. en 1909, en commémoration du second centenaire de la bataille - le premier centenaire semble être passé inaperçu.

L'on nous ramena à l'Institut de stomatologie où le régime soviétique s'était essayé à la culture des dents, et où le Prof. Volodimir Ivanov nous attendait pour déjeûner. Il nous conduisit dans un quartier de modestes maisonnettes citadines, jusqu'à un petit restaurant qui était une sorte de hutte préfabriquée, avec une vilaine enseigne au néon et précédé d'une terrasse poussiéreuse. Poltava, exception faite des éléments monumentaux ajoutés par Nicolas, ressemble étrangement aux petites villes d'Amérique, du Texas par exemple...

Mais ce qui nous y attendait une fois passée la porte était un restaurant comme un écrin rouge avec de lourdes tentures et une grande table rouge couverte de mets superbes. Exécutés des mains de la patronne, Larissa, une titanesse platinée, étroitement moulée dans ses vêtements à sequins, une apparition fellinienne, à tel point que Peter crut un instant qu'il s'agissait d'un travesti... Mais non, le cul était bien trop généreux... Larissa a la réputation d'être la meilleure cuisinière de Poltava et je vous laisse à penser le banquet qui nous fut offert... Une quinzaine de plats au moins... Le professeur Volodimir était aux anges... Elle nous en fit empaqueter les restes dans une quinzaine de cartons, pour les porter à Alfred...

Après notre retour, le soir, Alfred et moi sommes allés nous promener, traversant la grande place Svobodny, ornée de l'énorme statue de Lénine. Nous allâmes vers le côté opposé, où se trouve l'Université qui, comme d'autres grands buildings de Kharkov datant de l'époque stalinienne, ressemble aux gratte-ciels qui entourent Central Park à New York - que nul ne songerait à qualifier de staliniens... Il y a là un groupe en bronze représentant les étudiants partant à la guerre, à la fois monumental et touchant (Kharkov fut la ville la plus disputée de la Seconde Guerre Mondiale, capturée deux fois par la Wehrmacht, deux fois reprise par l'Armée Rouge, vous pensez si les étudiants ont du être sollicités...) et qui a beaucoup ému Al... Lui aussi s'était trouvé dans cette situation alors qu'il étudiait à l'Université de Chicago... Et il a toujours une profonde sympathie et gratitude pour les soldats russes, qu'il a conservée durant toute la guerre froide ("Sans eux, je ne serais sans doute pas revenu...")

Il y a, au centre du groupe, un couple enlacé dont la jeune femme tient d'une main ses livres de cours. Elle porte des socquettes et des chaussures à brides, comme c'était la mode alors (les "bobby-sox," signe de ralliement des fans du jeune Sinatra), comme en portait aussi Jill Oppenheim, la femme d'Alfred, étudiante, qu'il avait du quitter, enceinte... [voir leur correspondence de guerre d'un millier de lettres - en anglais] Il avait détesté cette mode des socquettes, à l'époque, m'a-t-il raconté un jour, et nous étions au bord des larmes tous les deux en la voyant éternisée là, sur cette sculpture...

Nous marchâmes encore, sans qu'Al ne se fatigue ou ne manifestât l'envie de s'en retourner - c'était trois fois plus qu'il ne marche d'habitude - et arrivâmes au zoo de l'Université, qu'on laisse ouvert tard, pour les amoureux... On s'aime fort, à Kharkov, en mai, derrière les buissons... Même le lion et la lionne étaient en intimité... Le zoo est poignant par ses manques de moyens, avec un affreux petit lac où circule un unique pédalo qui grince... pourtant les quelques animaux ont l'air bien nourris et soignés... Tout cela à l'image du pays entier, qui parvient à maintenir un rang de développement scientifique et intellectuel élevé, au prix de privations personnelles très réelles, avec des budgets héroïques qui ne permettent pas la moindre marge de manoeuvre, condamnant des succès remarquables à des apparences humiliées...

Nous sommes tous rentrés ensemble jeudi. Al et moi avons encore passé deux jours à Vienne, à visiter les musée. A Heiligenstaedt, nous avons malheureusement trouvé la maison de Beethoven fermée...

Oui, Al s'est trouvé assez sage pour renoncer au voyage à Las Vegas et à la conférence... Mais il a décidé hier que nous devions nous rendre en France, pour chercher un maison... Alors, nous partons à minuit, ce soir, par le ferry de nuit, et nous envolerons pour Paris demain matin, mardi... [..] Ce sera un court séjour, car nous serons de retour le 6. J'aimerais tant passer par Ste-G., mais nous n'en aurons sans doute pas le temps... Bien entendu, si nous trouvons une maison convenable, le plaisir n'en sera que remis...
Je vous embrasse,
Anne-Marie