Madeleine en Marianne

Madeleine Conrad Hueber en Marianne


Ma marraine et tante, Madeleine, est décédée paisiblement le 15 décembre 2016, à l’âge de 91 ans, à l'hôpital de Moosch, en Alsace. Elle était la belle-soeur de ma mère. C’était une femme d'apparence modeste, mais d’une féroce fierté. Il ne serait venu à l’idée de personne que, jeune fille, elle avait incarné un rôle hautement symbolique, ouvertement collectant des fonds dans la France de Vichy pour aider la Résistance... L’histoire de son père aussi mérite d’être contée.

Après la guerre franco-prussienne de 1870, perdue par la France, l’Alsace fut annexée et incorporé au nouveau Reich allemand de Bismarck et de l’empereur Guillaume 1er, sans que la population alsacienne ne fût consultée. Lorsque la Première Guerre Mondiale éclata en 1914, nombreux furent les hommes en âge d’être mobilisés qui refusèrent de combattre contre la France. Bien que le fait ne soit pas très connu, un certain nombre d’entre eux se cachèrent dans les forêts. Presque tous furent recapturés, ou se rendirent. Seul un très petit nombre réussit à y survivre, dans des conditions extrèmes, durant toute la durée de la guerre. 


L’un d’eux fut Jean Conrad, qui deviendrait le père de Madeleine. Il était à peine sorti de l'adolescence lorsque la guerre éclata et il travaillait depuis l’âge de treize ans comme mineur dans les puits de potasse d'Ensisheim. Avec deux compagnons plus âgés, il s’enfuit dans la vaste forêt de la Hardt qui s’étale au bord du Rhin, en plaine d’Alsace, nullement inaccessible, donc, et dangereusement proche des mouvements de troupes. Ils tinrent le coup pendant plus de quatre ans, se terrant dans une série de trous recouverts de branchages, se nourrissant de lièvres braconnés, de baies et de champignons. Les hivers d’Alsace sont notoirement sévères. Il eût été très risqué de faire du feu. Ils étaient activement recherchés. Ils avaient un “contact,” un homme âgé du village qui les visitait à intervalles et qui les avertissait lorsqu’il était temps de déménager dans un autre trou. Ainsi avaient fait leurs ancêtres, trois siècles auparavant, pour échapper aux massacres et pillages de la guerre de Trente Ans.

  
Après la guerre, l’Alsace fut ré-unie à la France. Jean Conrad retrouva le chemin des puits de potasse, fut modestement récompensé pour son héroïsme, se maria et construisit une maison de ses mains, dans son village de Munchhouse, au milieu de la forêt. Sa femme et lui allaient avoir huit enfants. Madeleine, ma marraine, fut la deuxième. La famille vivait du salaire de Jean et des produits de leur jardin et de leur basse-cour. Ils étaient profondément religieux et plusieurs fois par semaine, Madeleine ou ses frères et soeurs portaient de bons plats au curé et aux religieuses de la paroisse. Elle m’avoua que souvent, en faisant ces “commissions,” elle en avait ressenti de l'indignation. 

Madeleine était grande et vigoureuse, et lorsqu’elle atteignit ses 13 ans et qu’il fut temps de quitter l’école, elle voulut entrer en apprentissage chez une couturière. Ç’eût été une lourde charge pour ses parents, car ils auraient du continuer à la nourrir pendant plusieurs années, sans qu’elle ne rapportât de salaire. Nourrir le curé et les religieuses ne posait pas de problème, nourrir Madeleine, si! Madeleine avait-elle son certificat d’études? Non. Comme la quasi totalité des fillettes des milieux ruraux alsaciens, elle ne fut même pas présentée à l’examen. L’éducation primaire des filles était entièrement aux mains des religieuses. La République n’envoyait ses “hussards” que pour le bénéfice des garçons.

Les religieuses firent une grande faveur à sa famille: elles offrirent de prendre Madeleine dans leur couvent-mère, un pensionnat pour jeunes filles à Strasbourg, où elle pourrait continuer des études et devenir elle-même religieuse. La famille accepta, le trousseau nécessaire fut constitué pour elle, aux frais d’une fière grand’mère,* et Madeleine partit pour le couvent. Cependant, au lieu d’étudier, elle se trouva transformée en esclave et chargée de nettoyer les sols, de faire la lessive et la cuisine, souffre-douleurs des nonnes et des pensionnaires. 

Après près de deux ans, dont elle avait haï chaque journée, quelques semaines après son quinzième anniversaire, la Seconde Guerre Mondiale éclata et, sans demander l’avis de personne, elle fit exactement ce qu’il fallait: elle sauta le mur du couvent, laissant derrière elle le fameux trousseau, et prit le prochain train pour rejoindre sa famille, c’est-à-dire, sa mère et ses six frères et soeurs, qu’elle trouva prêts à être embarqués, avec le reste des habitants du village, dans des wagons à ridelles pour rejoindre comme refugiés le Sud-Ouest de la France. Au grand délice des petits, dont c’était les premières vacances. Elle arriva juste à temps pour se joindre à eux. Dans les gares où ils passaient, les populations les acclamaient et leurs donnaient du lait, des gâteaux, des friandises. De larges zones de l’Alsace proches de la frontière du Rhin furent ainsi vidées de leurs habitants, en prévision des hostilités. Jean Conrad resta, pour travailler à la mine.

La famille fut conduite à Gimont, dans le département du Gers, et la mère et les enfants plus âgés furent mis aux travail dans les fermes et usines de "la Comtesse,” producteur majeur de foie gras. Quant à Madeleine, en considération de son expérience précédente, elle fut assignée... à un nouveau couvent alsacien, qui avait été évacué avec nonnes et élèves: une fois de plus, elle se retrouva esclave ménagère, si ce n’est que, plus âgée et plus vigoureuse, ses tâches étaient encore plus lourdes que précédemment. Elle devait faire la cuisine tous les jours - matin, midi et soir - pour une trentaine de personnes, elle devait même fendre à la hache le bois pour les fourneaux et les poëles, pour la cuisine et le pour chauffage, sans parler du nettoyage.


Est-il nécessaire d’ajouter qu’elle ne recevait aucun salaire. Elle dormait sur une paillasse derrière le fourneau de la cuisine.

Lorsque l’Allemagne envahit la France quelques mois plus tard, la nouvelle parvint à Jean Conrad au fond du puits, et fidèle à sa nature (et à celle de sa fille), dès la sortie, sans même passer chez lui, il sauta sur sa bicyclette et fila en direction de Gimont, espérant ne pas être rattrapé par l’envahisseur, roulant de nuit, évitant les gens, se servant dans les champs pour sa nourriture. Il était parti avec deux compagnons, qui bientôt abandonnèrent. Il couvrit plus de mille kilomètres en deux ou trois semaines. Il atteignit Gimont et trouva du travail à l’élevage  d’oies de "la Comtesse," où il demeura, avec sa famille, jusqu’à la fin de la guerre. Car la remarque s’impose: en dépit de la guerre qui faisait rage en Europe et qui affamait des populations entières, alors que des centaines de milliers de personnes mouraient de faim - durant toute la durée de la guerre - la “Comtesse” continua de gaver ses oies et de produire ses boîtes de foie gras et de les expédier à grande échelle à ses clients ravis, nombre d’entre eux, sans doute, dans les forces d’occupation nazies à Paris. 


Un jour, Madeleine se retrouva avec une bonne quantité de sucre de reste, et décida de faire un pudding pour ses ouailles. Celui-ci consommé, les nonnes l’accusèrent d’avoir volé le sucre pour en nourrir sa mère, enceinte de son huitième enfant. Elle se plaignit à Jean, qui fondit furieux sur le pensionnat, dit leur fait aux nonnes devant leurs élèves abasourdies, et emmena Madeleine avec lui, nantie de son baluchon.

On ne la fit pas travailler à l’usine de "la Comtesse.” Au vu de ses talents, elle fut retenue comme domestique dans la propriété du directeur. C’est là qu’elle découvrit un paradis inconnu: celui des livres. Elle se trouva une petit coin, dissimulé derrière un rideau, où elle pouvait lire tout son saoûl pendant des heures.


Non que la guerre se fît oublier, aux portes de "la Comtesse.” Des familles juives cachées dans les environs furent découvertes et déportées. Des combattants de la Résistance menaient des opérations de sabotage, faisant sauter les lignes de chemin de fer dont celles, vitales, qui menaient vers l’Espagne. Ceux qui étaient pris, ou qui étaient suspects, étaient rapidement exécutés.


Certains parmi les réfugiés alsaciens entreprirent de soutenir la Résistance d’une manière originale: ils créèrent une troupe de théâtre amateur, dans le but de parcourir les départements du Sud-Ouest avec un message d’art et d’humanité, en jouant... le Faust de Goethe...! Les recettes de la vente des billets étaient destinées, tout à fait ouvertement, au secours aux familles des résistants fusillés. Le pouvoir de Vichy, qui se targait de défendre les valeurs de la famille, pouvait difficilement s’opposer à ce que l’on aidât des veuves et des orphelins; ni les nazis à ce que l’on jouât le chef d’oeuvre  national allemand. La plupart des initiateurs alsaciens du projet avait certainement fait leurs études durant la première annexation allemande, après 1870, et s’étaient appropriés la pièce de Goethe comme un bien culturel propre... Bien entendu, les représentations étaient en français.

Jean Conrad était-il impliqué dans ce projet? En tout cas, la Résistance, certainement... Pour enfoncer le clou, la troupe alsacienne ajouta un tableau vivant à la fin de la pièce, d’une nature politique fort risquée: le rideau se relevait et Marianne, emblême de la République, apparaîssait, en longue robe blanche et bonnet phrygien, protégeant de ses bras les deux provinces “perdues,” annexées par l’Allemagne, l’Alsace et la Lorraine, représentées par des fillettes en costume folklorique... Et Marianne, c’était... Madeleine! Durant plus de deux années, jusqu’à la Libération, elle participa tous les week-ends, à bord de deux vieux autobus, à la tournée du Faust alsacien. Incarnant Marianne, elle était l’objet de prévenances et d’un respect particulier de la part de la troupe, et lorsque "la Comtesse” voulut la retenir comme extra pour une réception, elle reçut la visite de mystérieux “messieurs” qui firent comprendre que rien ne pouvait prévaloir sur sa fonction. 


Parfois, il y avait des SS et des soldats de la Wehrmacht dans l’audience... Que pouvaient-ils faire? Arrêter une troupe de théâtre jouant Goethe? Emmener cette grande fille au long cou qui ne disait rien et qui portait un bonnet phrygien? Avait-elle pleine conscience, elle-même, de ce qu’elle représentait, du courage et de l’audace de la protestation? Quelque étudiant en histoire a-t-il prêté attention à cette curieuse troupe?

Après la guerre, il ne fut plus fait aucun cas, ni allusion, de ce que Madeleine avait représenté dans la Résistance. Elle était ma tante et ma marraine, elle me connaissait depuis ma naissance, elle fut toujours ma plus proche famille, mais ce que ne fut pas avant que je n’aie atteint la soixantaine qu’elle me révéla cette étonnante partie de son passé, alors que nous parcourions de vieux documents: un photographe de Gimont avait éternisé le tableau: Marianne, avec les deux filles à genoux, en alsacienne et en lorraine. Sans cette photo pour l’authentifier, on ne saurait sans doute rien de la troupe alsacienne de Faust. 

Je ne savais rien, non plus, de l’incroyable exploit de Jean Conrad. Je connaissais le séjour de Madeleine au couvent, l’exode en train vers le Sud-ouest, l’histoire du pudding, et même une autre, au sujet d’une dinde fraîchement tuée et toute emplumée avec laquelle les religieuses l’avaient confrontée en lui demandant de la faire cuire. Dans une famille bourgeoise, la photo de Gimont aurait trôné dans le salon, suscitant au fil des décennies conversations et souvenirs.

  
Aux obsèques de Madeleine, sa vie fut évoquée par le prêtre officiant, mais rien ne fut dit de ce que j’ai rapporté ici...

Après la guerre, elle devint couturière en effet, en ameublement, et mena avec son mari une petite entreprise de tapisserie florissante... Ils jouirent d’une retraite heureuse, longue, active, aisée, presque sans maladies, voyageant, et cultivant leur jardin...

Madeleine Conrad-Hueber en Marianne, avec Marguerite Conrad en Alsacienne et une inconnue en Lorraine Gimont Gers, 1944
La Lorraine, Marianne (Madeleine), l'Alsace (1944)
fait à Gimont (Gers)
  • François-Antoine Jecker (1765-1834)

* Elle était une descendante collatérale de François-Antoine Jecker (1765-1834), fils de paysan alsacien devenu opticien, inventeur et constructeur d'instruments de précision, parmi les plus avancés de son temps. Il fut l'élève de Jesse Ramsden et membre de la Royal Society de Londres. 

Madeleine en 2015, à 90 ans

Madeleine Hueber-Conrad, à 90 ans.
En Forêt-Noire (juin 2015)


Madeleine Hueber-Conrad, Badenweiler 2015
à Badenweiler, juin 2015

2009, chez eux, aux Aynans

  • Madeleine Hueber-Conrad, Les Aynans, 2009
Charles Hueber, Les Aynans, 2009
Charles, son mari (décédé en 2013)

Mars 2007, avec Charles à Amorgos (Grèce)