Dimanche, 20 mai 2007 09:30PM

Chers Amis,

Nous sommes de retour à Naxos depuis hier minuit, ayant écourté notre voyage de trois jours car tout s'est passé excellement. Nous avons trouvé ici un temps inespéré: une longue et forte pluie qui nous dit-on a duré toute la journée d'hier; le premier arrosage sérieux depuis février... La lumière est superbe ce matin, dimanche.

Voilà donc une semaine que Peter et Anna, arrivant de Stockholm de justesse (leur avion avait une heure de retard) nous ont rejoints à l'aéroport de Vienne, à la porte de départ pour Kharkov. Ce vol journalier d'Austrian Airlines - un Canadair d'une cinquantaine de places - a par lui-même une signification politique (comme je crois vous l'avoir déjà dit): c'est la seule "ligne de vie" aérienne régulière unissant Kharkov (1.400.000 habitants) avec le monde extérieur [pour le trafic de passagers]. Il y a, en principe, de Kharkov, deux vols pour Kiev par jour, effectués par une compagnie ukrainienne avec d'antiques avions, mais l'un ou l'autre ou les deux sont supprimés la plupart du temps. Même chose pour Moscou: un avion occasionnel, un horaire imprévisible. Ajoutez à cela deux vols par semaine en petit YAK pour Yerevan, en Arménie... C'est à-peu-près tout...

Vol agréable de mi-journée, temps clair... L'immense plaine, sous laquelle transparaissent les nappes aquifères...

Arrivée à l'Hotel Kharkiv, sur la grande Place Svobodny ("de la Liberté" - plus grande que la Place Rouge...) hôtel qui, si vous vous souvenez, était en pleines transformations en octobre dernier. Nous arrivons pratiquement à la fin des travaux, puisque l'on ponce encore le sol de marbre tout neuf du hall; les ascenseurs (dont l'un n'était qu'un puits vertigineux de quinze étages lors de notre dernier passage, dans lequel s'engouffrait le vent glacial) sont si neufs qu'ils sont encore protégés par leur emballage plastique, et durant tout notre séjour les marteaux piqueurs seront en action sur le trottoir devant l'entrée pour mettre en place des pavés dignes de cette nouvelle splendeur.

Hélas, nous avons trouvé les grandes suites d'apparatchiks, au mobilier atroce, aux lits énormes, aux vastes baignoires, toutes réduites de moitié (sauf en hauteur) et malheureusement rendues identiques à celles du Best Western "Am Parkring" où nous avions passé la nuit précédente à Vienne, c'est-à-dire, fort ennuyeuses et stériles pour l'imagination. Je crois d'ailleurs que nous étions les tout premiers occupants de notre chambrette, et je m'empresse de dire que le confort était impeccable... Mais voyez à quelle vitesse le monde change... Je n'aurais évidemment pas éprouvé le moindre pincement de nostalgie si je n'avais vu l'Hôtel Kharkiv en son état ancien, six mois plus tôt...

J'avais demandé à notre amie le Prof. Tanya Y. de procéder à l'injection de cellules-souches le plus tôt possible, afin de profiter de la présence de Peter, qui officiait comme le médecin personnel d'Alfred et qui devait repartir jeudi (et de celle de notre infirmière sage-femme, son amie Anna, qui attend un bébé). Dès lundi dix heures, l'on vint donc nous prendre dans un minibus brinquebalant de l'Institut de Cryobiologie, dont la suspension était morte et qui sautait à toute allure le long de chaussées indescriptibles, par-dessus les rails de tramway qui sortent de terre (car les chaussées, en pleine ville, ne sont souvent pas macadamisées...). Les tramways eux-mêmes sont des pièces de musée qui remontent aux années vingt ou trente et qui ont survécu aux quatre batailles et captures de Kharkov...

L'on nous délivra à un hôpital fort vétuste lui-aussi (mais tout à fait propre), pas le même que celui où Alfred avait reçu des examens cardiologiques en octobre. En fait, il se trouvait que c'était un hôpital gynécologique... Tanya nous y attendait, avec le médecin, une jeune femme, qui allait procéder à l'injection, et une dame distinguée et maquillée qui se trouva être la trésorière de l'Institut... Pourquoi un hôpital gynécologique? Eh bien, l'Institut de Cryobiologie, qui est strictement un organisme de recherche, ne peut évidemment pas procéder à des actes médicaux. Ils travaillent donc étroitement avec l'hôpital gynécologique, qui est aussi la source de leur matière première - les cellules-souches humaines d'origine embryonique... Tanya nous montra la bouteille thermos fumante d'azote qui avait contenu la dose destinée à l'injection, laquelle subissait présentement l'opération délicate de dégel... Tanya présenta à Alfred le papier d'usage à signer (avec une traduction anglaise) et nous enjoignit à tous les quatre de garder un strict silence sur ce que nous voyions et sur ce qui se passerait dans l'endroit où nous nous trouvions.

Tanya et le médecin emmenèrent notre héros et son médecin suédois, revêtus de blouses blanches, dans un cabinet, en passant par un couloir sombre où attendait une longue file de jeunes femmes, certaines assises, certaines debout, certaines très jeunes, certaines en compagnie d'un homme, d'autres seules, toutes et tous avec la même expression peinée, fermée... Anna, la sage-femme, reconnut immédiatement qu'il s'agissait de la file d'attente pour les avortements... Anna et moi ne fûmes pas autorisées à accéder au cabinet et on nous laissa en compagnie de la trésorière et de l'interprète... Peter fut tout de même autorisé à prendre des photos...

Ils nous revinrent tous au bout d'un quart d'heure-vingt minutes, Alfred en pleine forme et de bonne humeur. L'injection s'était bien passée, expertement, avec une aiguille très fine (pas de trace visible sur son bras) et d'après Peter, s'il y avait une réaction adverse, elle se produirait dans les premières minutes, dans la première demi-heure au plus. Tanya lui assura fièrement qu'il n'y avait jamais eu à ce jour de cas de réaction adverse...

La dame trésorière me demanda si nous voulions payer tout de suite ou attendre le lendemain - j'avais évidemment l'argent avec moi. Je pensais que la procédure allait coûter 2500 euros, mais l'on nous demanda 2500 dollars US. La dame trésorière fit un rapide coup de fil à la banque pour s'enquérir du taux de change, et l'on me demanda 1850 euros, je leur en tendis 1900 et les dames - Tanya, le médecin, la trésorière - fouillèrent leurs porte-monnaie pour me rendre la contre-valeur de 50 euros en grivnas.

Peter demanda à visiter les services de chirurgie et Anna, la sage-femme, de faire de même pour les services d'accouchement, mais la dame médecin ne voulut rien entendre et l'on nous remballa rapidement dans le minibus pour un autre voyage-torture jusqu'à l'hôtel... à l'entrée duquel nous faillîmes bien être tous sacrifiés, en compagnie de notre chauffeur, et notre minibus inclus, car une limousine noire aux vitres teintées qui transportait quelque dignitaire venait de s'arrêter devant l'entrée et notre chauffeur, sans doute imbu de l'opinion qu'il transportait des hôtes de marque lui aussi, s'arrêta tout à côté pour nous laisser descendre. Le concierge se précipita vers nous en vociférant et quatre gardes énormes, en uniforme noir, surgirent en braquant sur nous des fusils mitrailleurs (je vous jure!) Notre minibus tout blanc (il avait lui aussi des vitres teintées) ressemblait idéalement à une de ces camionnettes-suicide bourrées d'explosifs qui ont l'habitude de sauter dans les rues de Bagdad...

Nous allâmes déjeuner tous les quatre (Al, Peter, Anna et moi) à la terrasse d'un restaurant proche - il faisait très beau et chaud - et bûmes de grandes bières ukrainiennes - le déjeûner léger et les bières nous coûtèrent ensemble l'équivalent de sept euros, bien moins du dixième des prix du restaurant de notre hôtel, cinquante mètres plus loin. Il y a fort peu de restaurants à Kharkov, comme je crois vous l'avoir dit... Or, je mentionnais ce fait à mes amis scientifiques bulgares, lors de ma dernière visite à Sofia (ils avaient étudié à l'Université de Kharkov dans les années soixante-dix) et ils s'en étonnèrent: ils se souvenaient de nombreux restaurants, surtout dans cette partie de la ville (l'Université se trouve de l'autre côté de la Grande Place)...

Il faut dire que la population est vraiment très démunie... En Ukraine comme en Russie, le niveau de vie chuta de 40% env. après Gorbatchev - la Russie vient juste de remonter à ce niveau, l'Ukraine est encore loin de compte... Peter remarqua que notre restaurant - qui nous paraissait si bon marché - n'était fréquenté que par des personnes jeunes et de toute évidence professionnellement actives - l'on aurait cherché en vain une personne de plus de soixante ans dans ces rues, sur cette place pourtant animées, et l'on aurait trouvé très, très peu de quinquagénaires... Un retraité - dont la pension est sûrement inférieure à 50 euros - n'aurait pu s'offrir une bière, ne parlons pas d'un repas, à cette terrasse... L'on ne voit pas de retraités dans les rues du centre-ville, ni dans les parcs, et presque pas d'enfants, ni de chiens non plus... (Le fait que l'espérance de vie ait diminué de huit ans durant la décennie post-soviétique y est sans doute pour quelque chose, aussi...)

Alfred se sentait bien, quoiqu'un peu fatigué, comme on nous l'avait annoncé. Il devait se reposer - non garder le lit - éviter les efforts intenses pendant deux ou trois jours. Il était, de loin, l'aîné des récipiendaires de cette sorte d'injection.

Le lendemain, nous avions tous rendez-vous pour une audience extraordinaire avec le Prof. Valentin Grichenko, le directeur de l'Institut de Cryobiologie. Nous allions enfin voir le fameux institut. Le minibus revint nous prendre, avec Gena, une jeune femme chef du départment d'informatique, excellente interprète, pour un nouveau parcours à secousses, vers le nord de la ville, à la lisière d'un bois; nous traversâmes des quartiers de maisonnettes ukrainiennes traditionnelles, basses, à façades ornées, toutes en mauvais état, toutes entourées de méchantes clôtures et de lilas en fleurs et, semblait-il, dépourvues d'eau courante, au moins en partie, car on voyait fréquemment des pompes à eau peintes en vert au coin des rues, où des femmes allaient prendre l'eau avec des seaux. La végétation est riche, les marronniers, tilleuls, peupliers nombreux et de taille imposante - tous étaient en fleurs.

Le terrain de l'institut était étendu, à l'abandon, ç'avait peut-être été un parc, mais on voyait de-ci, de-là des lopins d'oignons, de tomates, de pommes de terre... Je pensais à des histoires que j'avais entendues au sujet des grands ensembles de recherche de Sibérie durant les années Eltsine, où les chercheurs, pour survivre, avaient converti en champs de pommes de terre les plates-bandes des parcs... Peut-être qu'ici aussi...?

L'on était accueilli dès l'entrée par une vaste structure squelettique en béton de cinq ou six étages, un bâtiment jamais achevé et qui tombait en ruine... L'institut lui-même était un grand bâtiment gris et déprimant du genre qu'on appelle en Allemagne de l'Est "Plattenbau," [fait de "plateaux" de béton préfabriqués] datant des années soixante/soixante-dix. 325 personnes y travaillent. L'ascenseur se comportait d'une drôle de façon, et Gena nous donna l'information surréaliste qu'il ne fonctionnait qu'en montée...

Nous fûmes introduits d'abord dans le bureau de la secrétaire du grand professeur, une brune mince éthérée, lointaine, à la peau pâle et aux yeux bleus, une apparition, en théâtrale robe de taffetas prune, asymétrique du genou gauche à la cheville droite, avec des fronces et des volants, une énorme rosette sur la hanche; elle portait des bas de même couleur, et des escarpins de daim assortis, avec de larges brides autour des chevilles, cloutés de strass...

Le grand professeur nous fit entrer dans son bureau de cérémonie, et asseoir autour d'une table en U entourée de fauteuils de velours rouge. Un grand portait du président Viktor Iouchtchenko trônait bien en vue sur une autre table et les murs étaient ornés de photos officielles (avec Koutchma, avec Gorbatchev) et de ces diplômes de distinctions impressionnantes que distribuent les académies scientifiques de l'Est - tous au nom du prof. Valentin Grichenko - Scientifique de l'Année, Ukrainien de l'Avenir, "Initiateur" du XXIème Siècle, etc. L'UNESCO a d'ailleurs créé pour lui une Chaire de Cryobiologie.

Grichenko est un homme alerte, de petite taille, peut-être laid, le visage allumé d'un feu d'ironie que des innocents pourraient prendre pour de l'affabilité. Très droit debout, il se ramasse en boule quand il s'assied, c'est un passionné - de pouvoir sûrement, de savoir sûrement. Et sûrement un survivant politique de génie... Bref un simianthrope mâle alpha d'un type très pur (jugement dans lequel Peter abonda plus tard)... Il nous déclara tout de go que, si le patient le plus âgé, avant Alfred, à recevoir une injection de cellules souches avait 65 ans, il avait lui-même largement profité de cette ressource - également à titre expérimental - et qu'il se faisait faire une injection une ou deux fois par an - "quand il en ressentait le besoin..." Il avait soixante-dix-huit ans, nous dit-il, aimablement, en un anglais fort convenable, il ajouta qu'il avait eu des problèmes de santé sérieux, tels qu'ils avaient été épargnés à Alfred... Il avait une apparence de bonne santé et, sans faire "jeune," je l'aurais sûrement cru s'il avait dit qu'il avait dix ans de moins...

(A suivre)

Je vous en dirai davantage très bientôt... J'espère que vous vous portez bien tous les deux... Je descend de ma citerne [à Naxos, mon bureau a été aménagé dans une ancienne citerne à recueillir les eaux de pluie] pour faire à dîner... Excusez-moi d'être si prolixe...
Je vous embrasse,
Anne-Marie

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(1)

(1) L'Université de Kharkov, toujours la plus grande d'Ukraine, étaient avec celles de Moscou, Léningrad et Kazan l'une des quatre universités majeures de l'empire soviétiques, très fréquentée par les étudiants des pays satellites et du tiers-monde.

L'aéroport de Kharkov